Vous avez dit « libres » ?
Le mouvement des Danses libres s’est épanoui à l’aube du XXe siècle, rattaché à l’immense figure pionnière d’Isadora Duncan. Mais le programme montré aujourd’hui est composé d’un choix de courtes chorégraphies de François Malkovsky. S’il put voir Duncan sur scène en 1912, s’il s’exclama qu’ « elle [lui] avait montré ce qu’il fallait chercher », Malkovsky développa ses propres conceptions, d’abord en soliste sur scène jusqu’à l’après-guerre, puis dans son enseignement jusqu’à sa disparition en 1982, à l’âge de 93 ans.
Une vie entière de recherches et de transmission : voilà qui indique qu’ici une liberté se construit, en rien synonyme d’un « n’importe quoi » débridé. La liberté est attitude, concrétisée en démarche, écriture et technique. Il y a, dans cette affaire, une pensée du corps, qui vit la modernité d’alors adhérer à l’idée d’un « mouvement humain naturel » (aujourd’hui certes discutable). Soit une quête, à même la logique du fonctionnement corporel, d’un idéal d’harmonie entre corps et esprit, mais encore avec la nature.
L’observation des mouvements et rythmes de cette dernière (vagues sur la mer, ondulations végétales), ou l’étude appuyée des déplacements animaux, sinon de dynamiques humaines fondatrices à commencer par la marche; ou usages manuels de métiers, charpentent l’élaboration de Malkovsky.
Observons ses danses : leur vocabulaire est économe. Mais leur approche techniquement fine. Cette dimension technique relève d’un imaginaire philosophique. C’est cet imaginaire forcément singulier; qui tend le regard du danseur. C’est ce regard qui anticipe l’ouverture du haut du buste dans une respiration ample et aérienne. Cette ouverture anticipe un coulé des bras respirant jusqu’aux extrémités. Également, plus bas, l’entraînement du bassin en déséquilibre. Lequel anticipe enfin le pas. Le rapport au poids est donc très modulé, et le « laisser-faire » recherché a souvent l’accent d’une suspension, indéfiniment rejoué dans une reprise ne souffrant
guère d’interruption. L’avancée de l’épaule d’un côté, répond au reculé du bassin sur le côté opposé.
Et cette danse tient ainsi d’une marche, ponctuée de voltes-faces, tendant vers la spirale de tourbillons. Une ivresse légère découle de ce ressac. C’est un miracle que de pouvoir revivre ces pas aujourd’hui.
On le doit à Suzanne Bodak, qui, septuagénaire, les danse encore sur scène. Elle-même élève de Malkovsky, elle a consacré quatre décennies à l’analyse et la transmission de ce segment du patrimoine de la danse. Un second miracle veut qu’aujourd’hui de jeunes interprètes s’y intéressent à leur tour. Ils brisent alors une idée reçue, qui ferait de l’histoire l’apanage des seuls ballets de répertoire,
quand les jeunes créateurs se consumeraient dans la fascination, l’illusion en fait, de la pure nouveauté.
Or ces derniers se montrent immensément curieux de questionner l’héritage, en voulant, comme François Chaignaud, « repenser totalement la question de l’intention qui habite un geste de danse, de sorte que se réinvente le lien entre un état de soi et la forme chorégraphique qui sera produite ».
On reconnaît là une conception fort actuelle de l’interprétation, conçue en mouvement d’émancipation maîtrisée. Nul ne sera surpris que ces jeunes gens soient bien connus à Angers, qu’on y ait montré d’autres spectacles qu’ils ont signés, qu’ils y aient interprété des pièces d’Emmanuelle Huynh, ou aient été accueillis en résidence de création au CNDC.
Gérard MAYEN